Quand il reste les lettres d’un amour sacrifié…

Quand il reste les lettres d’un amour sacrifié…

Wen Briefe bleiben…

Hommage à Anna et Willi Hausen et au travail de mémoire de leur fille Adelheid

Plus de 70 ans après la déclaration de guerre, l’Allemagne continue de faire un travail de mémoire et elle sait à la fois combien elle a fait souffrir l’Europe et combien son propre peuple a été broyé par la machine infernale qu’il avait laissé s’installer.

Anna et Willi

Anna et Willi Hausen

Adelheid

J’avais 28 ans… elle s’est pointée sur le campus de l’Uni de Fribourg, pilotée par Nadine, l’incontournable amie valaisanne. Elle parlait un beau français avec à peine dans le fond le léger accent très doux de la région de Cologne. Elle voulait des amies tout de suite… elle avait 22 ans… elle savait rire d’une manière inextinguible et bizarrement, à cause de son entêtement à vouloir comprendre le suisse-allemand et à faire encore des progrès en amitié, elle m’a réconciliée avec l’Allemagne. Elle, c’était Adelheid.

Je remontais avec peine du profond désarroi causé par  la mort brutale de mon père. De père, elle, elle n’en avait jamais eu autrement que dans les souvenirs de sa mère. Mais cette toute jeune femme, conçue lors d’une permission alors que la guerre faisait rage et que la fin désastreuse du Reich commençait à se faire sentir, avançait avec une énergie tranquille vers tous les diplômes qu’elle a trouvé nécessaires pour combler son besoin de savoir et préparer son travail d’enseignante.

Près de 50 ans plus tard, elle est toujours non seulement mon amie, mais l’amie de toute ma famille et l’amie des amis de ma famille.

Anna

Sa mère, Anna, je l’ai rencontrée à Cologne. C’était une femme géniale, d’une générosité débordante et d’une intelligence brillante, puisant dans la religion le réconfort de son âme douloureuse et parfois reprise par des angoisses qui refluaient de loin. Je la percevais passionnée et cependant bridée, car Willi, l’homme de sa vie – avec lequel, à cause de la dureté du temps, sur les 5 ans de leur relation, entre fréquentations et fiançailles très sages et les deux ans et demi qu’a duré leur mariage, elle avait pu partager  tout au plus 6 semaines de vie commune –  Willi le bien aimé était resté là-bas sur le front de l’Est. Mort en Pologne dans une guerre que ni elle ni lui ne comprenaient vraiment, qu’il avait dû accepter simplement parce qu’il était en âge d’être enrôlé et qu’il était Allemand. Et lui laissant deux enfants, le fils aîné atteint d’une maladie congénitale et la petite deuxième née posthume. Mais pourquoi raconter tout cela ?

Willi

Dans la vie des enfants, le père a cependant été très présent. Anna Hausen avait recopié, pour leur en faire cadeau, dans des carnets, tous les passages les concernant extraits des nombreuses lettres reçues pendant la guerre,.

Des bribes de messages paternels pleins de tendresse et de recommandations pour le futur de la part de celui qui savait ne pas être certain de revenir et qui pressentait que l’horrible conflit, dont les enjeux devenaient plus lisibles à mesure que le temps passait, l’empêcherait de tenir longuement dans ses bras puis de voir grandir ceux qu’il avait engendrés. Et sa douleur de laisser toute cette charge à sa femme.

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Je savais l’existence de ces carnets constitutifs de mémoire et qui ont permis d’une certaine manière à mon amie de se positionner. Mais là où pour moi tout bascule, c’est ce qui s’est passé après la mort d’Anna.

2000 lettres jusqu’aux dernières revenues avec la mention : tombé au combat

Familienfoto Hausen + Johannes_2

Familienfoto Hausen + Johannes

Dans ce que sa mère lui a laissé, Adelheid a découvert des paquets de lettres soigneusement conservées. 2000 lettres, non seulement celles de son père gardées avec amour par sa mère et dont elle connaissait l’existence, mais également les lettres de sa mère. Par je ne sais quelle intuition, il s’est trouvé que Willi retournait à Anna, en même temps que sa réponse du front, la lettre qu’il venait de recevoir de Cologne.

Et c’est sur ce trésor-là qu’Adelheid est tombée en se demandant ce qu’elle avait le devoir d’en faire en tant que fille aimante. Elle s’est donné tout d’abord la tâche de recopier toutes les lettres. Puis en universitaire habituée à un travail de bénédictin, elle a senti se réveiller en elle le goût de la recherche. Elle s’est mise à repérer les connections historiques qu’elle pouvait établir à partir de noms propres, de noms géographiques, d’allusions à certains événements. Les lettres de Willi et Anna qui mettaient parfois trois semaines avant d’arriver à leurs destinataires étaient curieusement en miroir. A des centaines de kilomètres de distance, il leur arrivait d’analyser en même temps telle situation, de chercher en même temps de la lumière et de la force dans le même texte de l’Ecriture grâce à la liturgie : Willi ayant au front son missel toujours présent et Anna tachant d’aller à la messe chaque jour.

Les lettres étaient porteuses de lien et nourrissaient la conjugalité. Cependant, celles venant du front étaient très contrôlées par leur rédacteur pour éviter la censure et elles utilisaient un langage à décoder. Celles venant de Cologne hurlaient d’une manière contenue le désarroi, la souffrance de l’absence et l’inquiétude pour les risques courus.  Et en filigrane de part et d’autre apparaît pour qui sait lire le doute atroce sur l’inanité de ce qui se passe. Si les échanges épistolaires étaient aussi remplis d’une réflexion religieuse, très documentée, c’était dû au fait que les deux amoureux avaient  appartenu à des mouvements de jeunesse  catholiques qui les avaient formés et préservés d’un autre type d’enrôlement. L’opposition au nazisme n’y était certes pas frontale, mais cela générait une forme de résistance à l’endoctrinement. Hitler se prenait pour Dieu, certains y croyaient, mais eux n’avaient pas besoin de ce dieu-là, ils savaient en qui ils croyaient.  Dans la détresse et l’oppression qui s’accentuait, la foi était pour eux un moyen de survivre à la déliquescence.

Et puis ?

Ces 2000 lettres sont un trésor absolu pour qui cherche à comprendre ce qui pouvait être vécu par des êtres humains faits pour un bonheur simple mais pris dans le mälström d’une folie meurtrière.

Le premier septembre 2010, l’Allemagne commémorait l’entrée dans la guerre de 39-45 et s’imposait d’affronter son passé. Le travail d’Adelheid a eu en ces jours-là une audience nationale et nombreux ont été ceux qui, les larmes aux yeux, l’ont entendue à Cologne présenter le douloureux cheminement de ce couple écartelé et dans leur vie et dans leur conscience par cette guerre inique. Certains qui l’écoutaient ont trouvé à travers cette démarche le courage d’oser regarder dans leur propre histoire. 

Adelheid a légué son trésor aux archives historiques de l’Archidiocèse de Cologne, – Historisches Archiv des Erzbistums Köln – car à cause du contenu religieux des écrits de ses parents et des liens qui peuvent être faits à travers les informations qu’ils apportent, ils rendent très intéressant le travail des documentalistes qui se penchent sur ce que fut la Cologne catholique de l’époque.

REMEMBER

Adelheid m’avait confié autrefois avoir vécu toute son adolescence en portant la honte d’être allemande. Mais elle a cherché à comprendre et a appris à créer des liens et à poser des gestes.

Dans les écrits de son père, repris par sa mère aussi, il est dit à mots couverts qu’un de leurs amis prêtre « demi-juif », qui avait été écarté de ce fait par le pouvoir de ses responsabilités pastorales, demandait à Willi de tenter de contacter une jeune  juive déportée au ghetto de Lodz tout près de son lieu de garnison.

Et Anna informera plus tard le prêtre condamné à se cacher que « hélas la personne est définitivement partie ».

C’est devant la porte de la maison de Francfort où ont vécu cette jeune femme et  sa maman, dont elle a retrouvé la trace grâce aux écrits soigneusement dépouillés et étudiés par elle, qu’Adelheid ira prochainement sceller, au nom des siens, le pavé qui porte le nom des disparues dans les camps de la mort, comme le veut la démarche du souvenir.

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Le travail de mémoire continue à se faire et pas seulement en Allemagne. En cette année 2015, nombreux sont les documents qui relatent les faits du grand traumatisme que fut la guerre de 39 – 45. L’aborder au travers de cette étonnante histoire d’un homme, d’une femme et de leurs enfants me semble apporter une page d’humanité dans l’ensemble des décodages historico-politiques qui sont de nécessité évidente pour que l’Histoire fasse son travail d’éducation et de catharsis. C‘est pour cela que cet hommage a été écrit.

Evelyne Gard 

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